Artie Shaw : Frenesi (1940)
Voici la décennie des changements. Il y a plusieurs raisons pour les expliquer. D'abord, la sonorité big band (avec section de cuivres), au service du jazz des années 1930, se dillue progressivement, jusqu'à effacer les éléments jazz pour devenir de la simple musique de danse. Glenn Miller est le champion de cette démarche et le fait qu'il vendait des millions de disques a incité d'autres orchestres à l'imiter, comme ceux de Count Basie, de Tommy Dorsey et, ici, celui de Artie Shaw. Dans cette pièce, la clarinette a encore un zeste de jazz, mais tout le reste, avec des cordes, est très éloigné du style. Les big bands allaient devenir la ringuardise de la musique américaine.
Une première réaction contre ce fait est celle de Mugsy Spanier, jugeant que le jazz devait retrouver ses racines. Eh oui ! Déjà la nostalgie. Son idée était discutable, car les artistes des années 1920 ne sonnaient pas tout à fait comme sur les disques de Spanier. Quelqu'un baptisera le style du nom de Dixieland. Bien sûr, le genre allait devenir un univers en soi et ce courant ne cessera de se manifester, jusqu'à nos jours. C'est rigolo et incite à la bonne humeur.
Parlons des circonstances sociales qui ont touché l'univers musical : les restrictions pendant le temps de guerre, empêchant les orchestres de se déplacer à peu de frais, faisant en sorte que les musiciens devaient être payés plus cher et, il va de soi, le prix des billets pour les spectacles avait augmenté. Ensuite : en 1942 et une partie de 1941, il y eut une grève des musiciens aux USA : Aucun disque ne fut produit pendant tous ces mois. L'argument : les compagnies de disques ne payaient pas les artistes et compositeurs pour la vente de 78 tours. Ils étaient rénumérés aux séances dans les studios. C'est aussi le temps où les stations de radio commençaient à faire tourner des disques et les créateurs ne touchaient pas un sou.
Seconde réaction : les jeunes musiciens ne trouvaient pas de place dans les big bands, et, de toutes façons, l'aspect musique de danse les rébutait. Graduellement est née l'idée que le jazz devait être l'expression des individus. Un disque précurseur de ce que l'on appelera le be-bop et le Body & Soul de Coleman Hawkins. Les jeunes n'avaient pas leur place dans les orchestres populaires ? Alors, allons-y à notre façon!
Ce fut le Salt & Peanuts de Dizzie Gillespie. Si on écoute ce disque aujourd'hui, on dit que c'est du jazz. Mais au moment de sa sortie, on disait que c'était du vacarme. Pour la première fois, l'idée du be-bop se manifestait avec la formule : thème + improvisations + retour du thème. Pas certain que c'était réellement improvisé, cependant... Ce disque présentait aussi Charlie Parker au saxophone et Miles Davis à la trompette. Fait important, ce 78 tours, et ceux des jeunes, étaient commercialisés par des petites compagnies indépendantes, et non par les Decca, Columbia et Victor, plus conservatrices.
Les vétérans ont rejeté ou intégré : sur le 78 tours d'origine de How High The Moon d'Ella Fitzgerald, il est écrit : 'Vocal Be-Bop'. Le scat existait avant ce disque, mais Ella lui donne des lettres de noblesse et aura une énorme influence sur les chanteuses. Woody Herman a sans doute été le plus jazz des chefs d'orchestre de big band : son Four Brothers est une fusion parfaite entre une section de cuivres et quatre participations de saxopĥoniste (dont Zoot Sims) Ce disque est extraordinaire!
La formule du trio ou de la petite formation prend davantage son envol grâce à George Shearing et surtout du futur chanteur de charme Nat King Cole. Au fait : Shearing allait connaître une carrière touchant sept décennies. Enfin, Thelonius Monk avait déjà les pieds dans un autre avenir. La photo : Charlie Parker.
Le jazz a été la musique pop des années 1930. Même quand les artistes n'avaient rien à voir avec cette musique, on sentait son ombre dans les coins. C'est aussi au cours de cette décennie que sont nés des douzaines de standards qui circulent encore de nos jours, même si, à l'origine, ces chansons n'avaient rien à voir avec le jazz (Je parle ici des Summertime, Night and Day, Honeysuckle Rose, etc.)
Parmi les éléments nouveaux : les chanteuses. Déjà discrètement présentes vers la fin des années 1920, les Mildred Bailey, Ivie Anderson, Billie Holiday, Ella Fitzgerald semblent éclore toutes en même temps, mais on peut octroyer l'idée du chant jazz aux extraordinaires Boswell Sisters. Les big bands avaient tous des chanteuses.
Ah, les big bands, ces orchestres de quinze musiciens et plus, avec une section de cuivres. C'est le son typique des années 1930. À ce moment, ces formations étaient tout à fait jazz : Count Basie, Duke Ellington, Tommy Dorsey, Benny Goodman. D'autres orchestres du genre, tels ceux d'Eddie Duchin, de Larry Carlton et Glenn Miller étaient davantage des formations pour la danse, mais avec quelques larmes jazzées dans les coins. L'immense popularité de Miller deviendra, la décennie suivante, une grande nuisance au jazz.
À l'opposé, il y a le début de l'éclosion des petites formations, trios ou quartettes, qui seront si importantes pour l'avenir du jazz. La chanteuse Cleo Brown se produit en trio, Teddy Wilson et sa chanteuse Billie Holiday dirigeait un petit groupe, le jovial et talentueux Fats Waller avait recours à peu de musiciens, puis la formule sera admirable entre les mains de Goodman.
Benny et le Duke! Deux immenses musiciens, n'ayant pas peur de prendre des risques, d'aller de l'avant, d'avoir un sens pointu des arrangements musicaux. Goodman fait entrer le jazz au Carnegie Hall, intègre des Noirs dans ses orchestres blancs, donne la chance à Charlie Christian, le premier guitariste électrique de tous les temps. À propos de la pièce de Benny que je vous propose, on y entend Christian, mais aussi Lionel Hampton et son vibraphone, un instrument nouveau dans la sphère jazz.
Cette explosion musicale était américaine. Le jazz était pourtant connu en Europe, mais peu de musiciens osaient, sinon le Britannique Ray Noble, le Français Ray Ventura, les deux sans être tout à fait du jazz, mais adoptaient simplement l'idée du big band. Django Reinhardt et Stéphane Grappeli prolongent avec éclat l'idée de Venuti et Lang des années 1920, avec un style inédit et propre à un aspect de la culture de France : le manouche. Une réussite admirable, mais une parenthèse dans l'histoire du jazz, avant que le style ne revienne sur le devant de la scène aussi tardivement qu'au cours des années 1990.
Notre photo : Duke Ellington.
1. jakin le 20-02-2017 à 16:55:09 (site)
J'ai passé encore un excellent moment musical avec ces pièces que je connais mieux, à part les deux premières que je n'avais jamais écouté....
2. MarioMUsique le 20-02-2017 à 18:16:56 (site)
Tu sais, ce n'est pas facile de me limiter à dix pièces, tout en voulant être représentatif de la musique d'une décennie entière.
Les soeurs Boswell sont très étonnantes. Tu noteras les changements de rythme dans leur chanson.
Il y a un aspect fascinant avec la musique des années 1920 : les points communs avec les 1960, alors que les Beatles ont chassé les vedettes des années précédentes et que la musique changeait très rapidement. Avec les 20, c'est bébé jazz qui tient le rôle des Beatles, alors que toutes les vedettes des années 1910 disparaissent de l'oeil public. De plus, ce jazz se transforme à une vitesse folle.
Ce n'est pas mon but de juger le jazz des années 1917-18-19, mais il ressemblait davantage à du ragtime et les orchestres sonnaient comme des fanfares. C'est pourtant au cours de cette période qu'apparaît le premier classique du jazz : Tiger Rag, repris des centaines et des centaines de fois depuis.
Le rythme de croisière n'est pas tout à fait au rendez-vous au début de la nouvelle décennie, mais l'orchestre de King Oliver, de la Nouvelle-Orléans, est le premier ensemble à enregistrer des disques jazz de façon soutenue.
C'est aussi à ce moment que des orchestres de danse, comme ceux de Ted Lewis et de Paul Whiteman, empruntent des éléments du jazz pour leur musique. Il s'agit aussi de la formule big band, qui sera si importante dix années plus tard.
Le véritable moment d'envol est 1925 et l'apparition de microphones dans les studios d'enregistrement, faisant grimper la qualité sonore des disques. C'est aussi l'expansion des stations de radio et de leurs orchestres, qui trouvaient leur répertoire sur les disques et faisaient ainsi vendre ces 78 tours et connaitre leurs créateurs.
Le jazz 1920-24 était une musique de groupe : elle le sera encore par la suite, sauf qu'on y ajoutera l'idée d'un musicien phare ou très doué, comme dans le cas de Venuti et Lang, de Bix Biederbecke. Le jazz trouve aussi une vedette : Louis Armstrong, issu de l'orchestre de King Oliver. Et que penser de la démesure de Jelly Roll Morton, le premier cinglé de l'histoire du jazz ?
C'était une musique pour les jeunes, souvent décriée par leurs parents. Une pièce comme celle de Bennie Moten fera danser mille couples et on imagine les garçonnes sur les pistes de danse s'agitant au son d'un orchestre jouant le répertoire de Red Nichols ou de Fletcher Henderson. Il y avait beaucoup d'effervescence autour de cette musique.
Vous noterez, dans mes dix pièces, la presque absence de partie vocale. Le jazz était instrumental, mais, peu à peu, des parties vocales allaient apparaître, chez Louis Armstrong, mais aussi chez des femmes comme Annette Hanshaw, Ruth Etting. Mais ceci est une histoire réservée à la prochaine décennie. D'ailleurs, les années 1930 prenaient leur source dans les 1920, avec des débutants comme Duke Ellington et Benny Goodman.
La photo : l'orchestre de King Oliver. L'homme est le premier sur la seconde rangée, près du batteur. Au centre, sur la première rangée : le tout jeune Louis Armstrong. Enfin, l'orchestre Oliver nous présente la première femme musicienne de l'histoire du jazz : la pianiste Lil' Hardin.
Maintenant, vous pouvez danser et vous amuser !
1. jakin le 14-02-2017 à 17:42:07 (site)
J'ai vraiment passé un excellent moment à écouter tous ces morceaux de jazz, avec une préférence pour Louis Armstrong et Bennie Moten.. mais aussi à lire l'histoire que tu nous proposes qui m'éclaire sur cette période musicale que je ne connais pas très bien...Merci pour cet effort et ce partage....
2. MarioMusique le 14-02-2017 à 22:32:08 (site)
Pas facile de se limiter à dix pièces. Je désire surtout qu'elles soient représentatives de la décennie en cause, comme ce sera le cas pour les autres artistes.
La performance la plus musicale est le cornet de Bix Biederbecke, au début de sa pièce. Cet homme-là utilisait son instrument de façon très inventive !
3. Maritxan le 17-02-2017 à 23:43:27 (site)
À part Louis Armstrong, je ne connais aucun de ces musiciens, pourtant, ce n'est pas lui que j'ai apprécié le plus. J'ai trouvé qu'il y avait deux groupes de musiciens qui sortaient du lot, Jelly Roll Morton et Joe Venuti et Eddy Lang.
Merci pour cet l'article très enrichissant.
édité le 18-02-2017 à 00:47:56
4. MarioMusique le 18-02-2017 à 01:42:38 (site)
Venuti et Lang, c'est Django et Stéphanne dix années avant. Au fait, Joe Venuti était le seul de ces musiciens encore actif au cours des années 70.
Bix Beiderbecke était un joueur de cornet très doué. On a tourné un film sur sa vie il y a déjà longtemps, avec Kirk Douglas dans le rôle titre. Bix est décédé avant d'avoir 30 ans, pris de folie.
1917 est l'année des débuts du jazz sur disque. En réalité, des musiciens noirs de la Nouvelle-Orléans jouaient une musique semblable depuis le début du 20e siècle. Le premier groupe à sortir de la ville et à se présenter sous le nom de Jass fut le Creole Band, qui donnera des spectacles en Californie, à Chicago. D'ailleurs, la première mention publique du Jass provient d'un journal de Chicago, en 1915.
Le premier disque officiel de cette musique est le Livery Stable Blues de l'Original Dixieland Jass Band, enregistré en février 1917 et commercialisé en mai. Ce que je vous présente n'est pas du jazz, mais tout simplement des témoignages d'époque prouvant que le nom jazz circulait dans la première moitié de 1917.
ARTHUR FIELDS : Ce chanteur nous explique ce qu'est cette musique et la présente comme du vacarme ! Enregistré en mars 1917 et sur le marché en juillet.
COLLINS & HARLAN : Un duo comique avec une approche voisine à celle de Arthur Fields. Commercialisé en avril 1917, avant Livery Stable Blues.
FRISCO JASS BAND : Le premier ensemble de l'extérieur de la Nouvelle-Orléans à utiliser le mot. Nous sommes davantage près du ragtime que de bébé jazz. Commercialisé en été 1917.
MARION HARRIS : Description des éléments d'un orchestre de la nouvelle musique. Cette chanteuse, sans jamais enregistrer de jazz, fera en sorte que le nom circule beaucoup. Outre ce titre, signalons : Jazz Baby, Take Me To The Land Of Jazz et, gasp, I'm A Jazz Vampire. Cette chanson : juillet 1917.
ORIGINAL DIXIELAND JASS BAND : Voilà le vrai truc! Un succès commercial important, mais, à mon avis, le véritable jazz ne trouvera sa forme première qu'en 1920, avec les enregistrements de King Oliver.
Les graphies Jas et Jass ne dureront pas longtemps et, de toutes façons, les gens prononçaient Jazz.
Cet article est, de ma part, un court résumé d'un texte très riche et documenté, que vous pouvez consulter en cliquant sur le lien suivant (C'est en anglais) :
2. MarioMusique le 12-02-2017 à 20:10:26 (site)
Pour ceci, il faut aller là :
http://mariomusique.vefblog.net/84.html#Le_jazz_de_Dave_et_la_java_de_Claude
3. gegedu28 le 13-02-2017 à 12:53:36 (site)
Salut Mario,
Dans notre conseil municipal, notre adjoint à la culture est un passionné de Jazz, je vais lui envoyer le lien de ton article.
A+
Gégédu28
4. MarioMusique le 13-02-2017 à 13:36:10 (site)
Bienvenue.
Ceci n'est que le prélude. À venir, dans les semaines suivantes : 10 articles pour chaque décennie avec 10 chansons et pièces par artucle. Bref : 100 pièces musicales pour 100 ans.
5. jakin le 13-02-2017 à 18:05:49 (site)
La on est dans le jazz de Mathusalem...et pourtant il a bien fallut du début....J'ai l'impression d'entendre la musique des films muets de cette époque....
6. MarioMusique le 13-02-2017 à 19:45:44 (site)
Attention, camarade : c'est bel et bien écrit que ces disques ne sont pas du jazz, mais des chansons à son propos.
Voici un disque enregistré il y a 113 années. Mine de rien, une chanson fantaisiste comme celle-ci était le reflet de son époque. Le sujet est un rendez-vous romantique, alors qu'une certaine Nellie porte un chapeau où on note un oiseau. Les femmes de cette époque portaient de très larges et imposants chapeaux, décorés de plumes, de fleurs, de fruits ou, dans le cas présent, d'un oiseau. Vous en connaissez, des chansons sur un tel sujet ? Pas moi. L'oiseau, bien qu'on le devine en plastique, connaît les secrets romantiques de la demoiselle.
Helen Trix, comme la plupart des artistes croisés sur les disques de ce temps, était une comédienne de vaudeville, faisant équipe avec sa soeur. Une chanson légère comme celle-ci est typique des spectacles de vaudeville. À ce moment, il y avait peu de femmes enregistrant des disques car, techniquement, les acétates du temps, ainsi que les cornets acoustiques, avaient du mal à enregistrer les voix féminines et leurs hautes fréquences.
1. anaflore le 10-02-2017 à 19:25:26 (site)
la photo est belle la voix un peu moins mais je vais répéter iéce de collection ....
2. MarioB le 10-02-2017 à 20:32:18 (site)
Ces enregistrements lointains sont faciles à trouver gratuitement sur Internet. Il y a des maniaques qui connaissent tout de ces artistes et de ces disques anciens.
Commentaires
1. jakin le 27-02-2017 à 17:56:25 (site)
Que des morceaux d'anthologie que j'ai réécouté avec beaucoup de plaisir... Que des bons souvenirs musicaux....
2. MarioMusique le 27-02-2017 à 23:40:04 (site)
Merci. Je laisse les articles pendant une semaine, à cause du nombre de pièces. J'en ajoute un chaque samedi.
3. Maritxan le 18-03-2017 à 19:35:04 (site)
Je me suis régalée avec les deux premiers morceaux... le zeste de jazz d'Artie Swaw et la pièce de Mugsy Spanier. Si j'ai bien compris, pour le premier c'est de la sonorité big band et pour le second le style Dixieland. J'aime ces deux sonorités... je découvre. Merci !
4. MarioMusique le 20-03-2017 à 22:00:32 (site)
Exact. Big Band, c'est une section de cuivres qui joue à l'unisson.
Dixieland, c'est un peu fou fou, joyeux.